• Au cours du XIXème siècle, révèle l’Historienne Anne-Claude Ambroise-Rendu, lorsqu’ils parlent de faits incestueux jugés par les tribunaux, les journaux vont utiliser l’euphémisme et l’élision. Les expression « enfant martyr », « l’ignominie », « l’irréparable », « les derniers outrages » font partie des termes et expressions utilisés pour désigner les violences sexuelles de manière générale. Lorsque l’accusé est un membre de la famille, il n’y a aucun doute que le jugement concerne des violences incestueuses.
  • L’historienne Anne-Claude Ambroise Rendu effectue un premier bilan pour les années 1979-1990 : https://theconversation.com/inceste-au-dela-du-bruit-mediatique-entendre-la-tragique-banalite-du-phenomene-152841

Des moments-clés dans la prise de conscience

Durant les années 1930, l’affaire Violette Nozière fait l’objet de titres. Cependant, la parole de la victime-parricide est remise en question.

1985 : Création du Collectif Féministe contre le Viol (CFCV) à la suite de viols de femmes dans l’espace public en mai 1985. L’association ouvre un numéro gratuit en mars 1986 avec l’intention d’aider les femmes victimes de viol. Les membres de l’association sont alors surprises du nombre d’appels concernant des viols incestueux durant l’enfance des femmes qui appellent.

Le CVCF interpelle alors les pouvoirs publics et un numéro vert sera finalement crée en 1989.

1986 :
Éva Thomas est la première victime à témoigner à visage découvert des violences incestueuses qu’elle a subies. Elle déclare qu’ « il n’y a pas d’inceste heureux ».

02/09/1986 : Les dossiers de l’écran | A2 | Le viol du silence (archive INA)

Marcela Montes de Oca, Catherine Ydraut, Anne Markowitz, Les Abus sexuels à l’égard des enfants, Vanves, Centre technique national d’études et de recherches sur les handicaps et les inadaptations, 1990. Consultable à l’URL suivant : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k33345960.texteImage

La deuxième partie de cet ouvrage est consacrée à l’inceste père/fille est réalisée par la docteure Catherine Ydraut.

1989 : Affaire Claudine J., création de numéros d’écoute associatifs. A la suite de cette affaire, la loi change afin de faciliter la parole des victimes.

En 1989, une jeune femme témoigne, visage caché, dans une émission de télévision des agressions et viols incestueux qu’elle a subi. Son père la reconnait et l’attaque en diffamation. A ce moment-là, les faits sont prescrits. La jeune femme est condamnée à 1 franc de dommages et intérêts.

A la suite de cette affaire, la loi change afin de faciliter la parole des victimes.

Ouest-France, 15-16 juillet 1989
Ouest-France, 15-16 juillet 1989
Le Doeuff Michèle, « «Un père incestueux attaque sa fille en diffamation» - Le procès de St. Brieuc, 23 juin 1989 », Cette violence dont nous ne voulons plus, n°9, 1989. pp. 6-9. (Femenrev)
Le Doeuff Michèle, « «Un père incestueux attaque sa fille en diffamation» - Le procès de St. Brieuc, 23 juin 1989 », Cette violence dont nous ne voulons plus, n°9, 1989. pp. 6-9. (Femenrev)
Ouest-France, 20 septembre 1989, p. 7
Ouest-France, 20 septembre 1989, p. 7

Que ce soit du côté de la presse féministe ou de la presse généraliste, les faits d’incestes sont dénoncés.

La rhétorique de la « fin du silence » est présente des années 1970 à nos jours.

Au cours de années 1990 et au début des années 2000, les violences sexuelles subies par les enfants sont centrées autour de la pédophilie dans les médias. Dans les représentations, les imaginaires, l’agresseur est un « monstre » extérieur au foyer.

L’inceste dans les médias passe aussi par de « grandes affaires »

2005-2006 : Affaire d’Angers (66 accusés, 45 victimes identifiées)

L’affaire d’Angers reste à ce jour celle qui réunit le plus grand nombre de victimes et d’auteurs condamnés en France. La jeune fille qui a dénoncé les premiers faits à la fin des années 1990 souhaitait que ses frères et sœurs ne subissent pas les mêmes violences qu’elle. Elle découvre qu’ils sont tout comme elle déjà victimes.

Le Monde, jeudi 3 mars 2005, p. 1.

2002

  • L’ Affaire d’Outreau qui débute en 2002 a davantage marqué les mémoires.
  • Le procès en première instance s’ouvre en 2004. 7 des 17 accusés sont acquittés. Parmi les personnes condamnées, figurent les parents des victimes (le couple Delay-Badaoui).
  • Six autres personnes sont acquittées lors du procès en appel en novembre 2005.
  • Au total, 13 personnes sont acquittées (et 4 condamnées).
  • Une commission d’enquête parlementaire va essayer de comprendre l’origine du « fiasco judiciaire » (juillet 2006).

Sur le plan socio-politique, la période du début des années 2000 se caractérise par « le renforcement des législations dans l’objectif de garantir la sécurité du citoyen ou du futur citoyen, malgré une interrogation sur la parole des enfants au moment du procès de l’affaire d’Outreau (2005) », rappelle Annie Lochon dans sa thèse. Cela se poursuit entre septembre 2007 et février 2008, à la suite de l’affaire Evrard et les débats sur la rétention de sûreté.

Les différentes affaires qui se sont déroulées à Outreau, et qui ont été largement médiatisées, dépeignent des familles de milieu populaire. Or, l’inceste a lieu dans tous les milieux sociaux. Une première distorsion ou un premier biais au moins partiel s’observe dans la médiatisation des affaires d’incestes et de pédophilie. Cette distorsion ou ce biais engendre d’une part des émotions négatives chez les lecteur.ice.s, comme le révèlent C. Harper et T. Hogue. Les émotions des lecteur.ice.s des fait-divers peuvent se rapprocher de la topique de la dénonciation (Luc Boltanski, La souffrance à distance, 1993). En effet, l’indignation et la colère des lecteur.ice.s sont justifiées par les preuves amenées par l’enquête (journalistique, scientifique, et/ou judiciaire), lesquelles font échos à l’asymétrie entre l’auteur de la souffrance et sa victime ou ses victimes.

De plus, à Outreau, comme à Angers, les victimes sont des enfants (êtres vus comme un des archétypes de la « victime idéale »). Une partie des souffrances ont été infligées par leurs parents ou avec leur complicité. L’asymétrie auteur / victime est renforcée par le lien de dépendance des enfants victimes vis-à-vis de leur parents, et vient susciter l’indignation. Le fait d’être indigné.e facilite l’adhésion à une cause et dans ce cas à l’instauration de lois pénales plus sévères, sans pour autant que celles-ci soient accompagnées des moyens suffisants pour soutenir les victimes (suivi psychologique, i.e.) et suivre les auteur.rice.s de violences sexuelles (soin en détention, suivi post-sentantiel, i.e.).

Enfin, la médiatisation de ce type d’affaires entraine une seconde distorsion ou biais qui conduit à confirmer les représentations sociales faussées entre populations précaires et violences sexuelles.

La sous-médiatisation de l’inceste entre 1989 et 2019

Cet article identifie, à partir de l’analyse de deux journaux, :

  • Un décalage entre la majorité des faits rapportés par les journaux et les faits les plus fréquents : l’inceste est sous-représenté, les faits divers et les affaires de violences où l’auteur et la victime ne se connaissent pas au cœur de la médiation des infractions sexuelles (affaire d’Outreau, i.e.).
  • La présence de champs lexicaux à dimension émotionnelle concernant les violences sexuelles subies par les enfants.
     Exploitation des faits divers avec une rhétorique émotionnelle à des fins politiques (justifier une nouvelle loi avec l’Affaire Dutroux, i.e.) et susciter l’adhésion du public (appel à l’émotion).
     Sensationnalisme, les contextualisations et analyses sont rares (peu de chiffres, pas de vision globales des violences, ce qui les détache de leur caractère social).
     Mobilisation du champ lexical de l’enfance (1er) : mobilise les émotions, l’indignation, fait ressortir notre exigence de justice.
     Champs lexical des infractions et violences sexuelles (3e), de la récidive (faire peur).
     Fonctionne sur la mécanique des paniques morales, que critique une partie des journaux.
     Construction d’un intolérable.
    • Un discours politique marqué par la thématique de l’insécurité (qui bénéficie d’un large consensus social), plutôt que sur la prévention des violences.
       Proposer la mise en place d’une nouvelle loi, c’est montrer que l’on agit. Pb : Que contient vraiment la loi ? Quels sont les moyens développés ?
    • Faible présence et faible valorisation des actions des associations féministes et de protection de l’enfance dans les deux journaux examinés avant 2017, seulement dans Le Monde ensuite : longue période avant que le discours soit légitimé.
    • Les victimes ont rarement la parole dans les deux journaux examinés.

Invisibilisation des faits d’incestes. Ils sont peu représentés par rapport aux autres violences sexuelles, notamment la pédophilie.

#metooinceste

La Réception de La Familia Grande de Camille Kouchner (Le Seuil 2021)
#Metooinceste (Radio France)

La Familia Grande apparait comme un choc. Le grand public prend enfin conscience que l’inceste est présent dans tous les milieux sociaux, ce qu’expliquaient déjà les féministes, les médecins et les travailleurs sociaux dès les années 1970.

La parution du livre se prolonge par une vague de témoignages sur les réseaux sociaux numériques (#metooinceste). Les victimes y prennent directement la parole. Parler, ouvrir les yeux, écouter, croire devient le mot d’ordre.

Libération, vendredi 8 janvier 2021, pp. 22-23. Source : Europresse
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Les grands journaux nationaux (Le Monde, Libération, i.e.) consacrent des articles à ce sujet de société. Entre le 1er janvier et 30 avril 2021, 1829 articles de presse en France vont mobiliser l’expression « La Familia Grande » (recherche Europresse).

Pour illustration, Libération va donner la parole à une historienne des violences. Elle rappelle que :

  • « le droit a longtemps défendu la puissance du père et de la famille ».
  • « La domination est une force insidieuse qui incite à intérioriser les règles, en l’occurrence celle de la famille, et particulièrement le respect paternel. » L’historienne ne précise pas dans cette interview qu’il s’agit à la fois d’un héritage chrétien – « Honore ton père et ta mère » est l’un des 10 commandements – et de la conception romaine du pater familias qui a tout pouvoir sur la maisonnée et ses membres.
  • La domination « s’apparente à l’emprise ».
  • Les vagues de dénonciations se rapprochent de plus en plus. La perception des dénonciations a changé.

Les politiques publiques changent cependant peu.

Les répercussions de #metooinceste

Trois chercheuses de l’université du pays basque ont analysé plus de 20 000 Tweets publiés entre le 14 janvier et le 15 février 2021.

Les tweets contiennent :

  • Des messages politiques (22,78%) relatifs aux abus sexuels sur enfants et à des scandales sexuels (affaire Polanski, i.e.) ;
  • Des retweets (22,22%) en support aux personnes qui dénoncent, saluent les témoignages et partagent leur émotions à la lecture de ceux-ci ;
  • Un changement de politique de protection de l’enfance et le recul de l’âge de présomption de non-consentement (21,11%) ;
  • Des tweets qui invitent à briser le silence et assurent que la parole des victime est crue (20,56%) ;
  • Des témoignages de victimes et des conséquences des abus et violences sur leur vie (13, 33%).
  • Contrairement aux autres mouvements, il n’y a pas eu de défense des agresseurs, du moins dans les tweets.

Elles concluent que cette vague de témoignages représente un tournant car elle brise la loi du silence et autorise les victimes à exister dans l’espace médiatique sans être questionnées.

Télérama, 16 janvier 2022. Capture d’écran Europresse

Au-delà d’une histoire, d’une affaire, les victimes comprennent qu’elles ne sont pas seules et témoignent en utilisant les réseaux sociaux numériques. Les médias traditionnels ne leur donnant pas toujours la parole, elles choisissent d’autres moyens de communication (revues et journaux féministes dans les années 1970; hashtags et comptes sur les réseaux sociaux numériques depuis 2017).

Charlotte Buisson et Jeanne Wetrels, dans leur « Que sais-je ? » sur Les violences sexistes et sexuelles , écrivent que « Quelques recherches ont été menées sur ces changements (Ruffio, 2019) et identifient deux périodes de médiatisation des violences sexuelles : une période pré-#MeToo marquée par un traitement des violences au prisme du fait divers ; une période consécutive au mouvement #MeToo, caractérisée par une médiatisation sous l’angle du fait de société, établissant un lien structurel entre des cas individuels et proposant une lecture plus politique et systémique des violences ».

Pour aller plus loin

 Inceste : la fin d’un tabou politique ? The conversation, 24 janvier 2021.

Ruffio C., « De “#MeToo” à “#WhyIdidntReport” : un an de couverture médiatique de violences en tous genres ? Du cadrage fait-diversier à la co-construction d’un phénomène de société ? », Congrès GIS genre et émancipation, Angers, 2019.