Notice sur Histoires d’Elles rédigée en août 2024 par Jeanne Lalliouse pour le projet EQELLES, en collaboration avec Anne Schneider et Clara Besnouin.

Couverture du numéro 0 d’Histoires d’Elles, contenant l’éditorial.

Un soir de juin 1976, sur un balcon face au Jardin des Plantes à Paris, un groupe d’amies discute. Parmi elles, quatre travaillent dans le domaine du journalisme : Evelyne Le Garrec et Hélène Bellour, l’une comme journaliste, l’autre dans l’événementiel pour Politique Hebdo, tandis que Martine Storti et Marie-Odile Delacour sont journalistes à Libération. Ce n’est pas la première fois qu’elles éprouvent le besoin de posséder leur propre lieu d’écriture pour répondre au sexisme auquel elles font face au sein de leurs équipes de rédaction respectives. Mais ce soir-là, elles en parlent ensemble et décident de lancer leur propre journal : le projet qui devient Histoires d’Elles naît.

Le récit de cette soirée, dont il existe plusieurs variantes, se constitue en mythe fondateur d’Histoires d’Elles. Leïla Sebbar en conte a posteriori une version pour la revue Sorcières en 1982. La création du journal, en réalité, ne se joue pas en une soirée : elle résulte d’un processus de plusieurs mois, de nombreuses réunions, du bouche-à-oreille. De nouvelles femmes intègrent rapidement l’équipe : Leïla Sebbar, Claude Darré, Nancy Huston, Catherine Leguay, Geneviève Brisac, Dominique Pujebet, Marie-Claire Lesauvage, Chantal Mollet, entre autres jusqu’à la publication du n°0 le 8 mars 1977. Ce prototype est tiré à cinquante mille exemplaires. Toutes ces femmes ne sont pas journalistes, mais elles sont motivées par le même désir d’écrire, de dessiner, de photographier, dans le cadre d’un journal féministe. Dès le numéro 0 de la revue, ces revendications féministes sont d’ailleurs ouvertement affichées : « ce qu’on voudrait c’est créer et diffuser largement une information différente, celle des femmes en mouvement. », annonce l’éditorial rédigé par l’équipe.

Toutes les étapes de la conception du journal, de la sélection des articles au graphisme en passant par la gestion administrative, sont portées par un groupe de femmes qui s’appellent elles-mêmes les « permanentes ». Elles se définissent ainsi en complémentarité aux nombreuses femmes qui participent occasionnellement au journal par l’écriture. Les permanentes se partagent la production du journal, mais constituent aussi un groupe féministe à l’image de ceux qui composent le MLF : elles débattent, rient, et parfois se disputent. Plus qu’une équipe de journal, Histoires d’Elles est aussi un groupe-femme avec ses prises de position et actions propres qui l’insèrent dans le réseau féministe de son époque. Aussi, les anciennes contributrices du journal témoignent d’une atmosphère créatrice et joyeuse. Les réunions, selon les femmes de l’équipe, pouvaient durer des heures jusqu’au milieu de la nuit. Elles se déroulent d’abord dans l’appartement de l’une d’entre elles, Dominique Pujebet, qui se trouve rue des Ecoles, jusqu’à ce que l’équipe loue son propre local rue Maillet. Le cercle des permanentes est mouvant au fil des numéros et ce statut n’a rien d’officiel, il est donc difficile de faire une liste exhaustive des femmes qui y prennent part, au risque d’en exclure certaines. Les témoignages des ex-membres de l’équipe permettent toutefois de restituer certains rôles : Dominique Doan et Luce Pénot pour la maquette du journal pendant la majorité de la durée de la publication, Hélène Bellour pour la gestion administrative et la distribution avec Martine Weiler-Deletang, ou encore Barbara Rosenberg pour la correction des maquettes. Lire Histoires d’Elles, c’est avoir entre les mains le fruit de l’investissement acharné d’un groupe de femmes motivées par la volonté de présenter une actualité autre que celle de la presse générale classique, une actualité alternative qu’elles analysent avec leurs « lunettes de femme ».

Au total, selon les ours des vingt-trois numéros d’Histoires d’Elles, quatre-vingt-dix-huit femmes sont comptées parmi les collaboratrices du journal et l’équipe, qui comprend originellement une branche à Lyon tenue par sept femmes. Parmi l’ensemble de ces femmes, une trentaine n’y contribue qu’occasionnellement, d’autres quittent l’équipe en cours de publication. Ces contributions sont d’une diversité qui confère au journal une grande richesse, puisque des artistes-photographes et des dessinatrices y participent également : Batia Cabessa, Dany Ballin, Farida Hamac… Une importance et un soin tout particuliers sont ainsi apportés à la matérialité et à l’aspect graphique du journal. Hormis les permanentes et les collaboratrices occasionnelles, les lectrices sont régulièrement sollicitées pour participer à l’écriture et leurs courriers sont parfois publiés. Ainsi, Histoires d’Elles est conçu par ses créatrices comme un lieu d’expression pour chaque femme qui souhaiterait en bénéficier. Le journal réunit une équipe de femmes d’âges et de milieux sociaux d’origine très divers, mais beaucoup y ont trouvé un espace au sein duquel elles ont pu expérimenter des liens de sororité parfois transformés en amitiés durables.

L’équipe d’Histoires d’Elles a pour projet de créer un journal innovant par son contenu, en mêlant journalisme et féminisme. Les numéros ne sont pas thématiques, excepté le n°2 qui porte sur la violence. Le slogan « Quotidien, politique, imaginaire », résume le contenu de la revue : de l’actualité revisitée au prisme du regard féministe, ou du moins féminin, des textes parfois profondément intimes sur le quotidien des femmes, et même de la fiction.

La diversité du contenu d’Histoires d’Elles provient de l’absence, revendiquée par l’équipe, de ligne éditoriale définie, en-dehors du slogan de la revue ; les contributrices peuvent ainsi se permettre d’aborder un large éventail de sujets. L’essentiel est de donner la parole aux femmes à propos de sujets qu’on ne les laisse habituellement pas aborder. Le journal se différencie des magazines féminins en proposant des sujets qui n’y sont pas traités, tels que la politique, la justice, ou encore l’actualité étrangère. À ce sujet, l’équipe réalise plusieurs reportages conséquents, par exemple sur les femmes iraniennes après la prise de pouvoir de Khomeini en 1979, ou encore sur les mères des desaparecidos de la dictature argentine sous Videla. L’évocation de l’étranger et de l’exil prend aussi une tournure personnelle pour certaines des femmes de l’équipe. Par ailleurs, le thème du travail féminin est absolument central.

Cependant, Histoires d’Elles se différencie aussi de la presse d’actualité, en décryptant l’information dans une analyse approfondie, avec un « regard de femme ». Certains articles, en minorité, sont ouvertement revendicatifs, voire militants, d’autres le sont moins ou ne le sont pas. La majeure partie des sujets abordés dans le journal restent en lien avec la féminité ou le féminisme. Ainsi, même si tous les articles sont loin de traiter du féminisme, l’unique point commun de l’ensemble des textes que l’on peut lire dans Histoires d’Elles est leur prisme féminin, plus ou moins engagé.

Il existe pourtant certaines récurrences au sein du journal, notamment au travers de rubriques : les courriers de lectrices dans « D’elles à elles », et les rubriques « De jour en jour », puis « Le carnet d’Histoires d’Elles », qui relatent l’actualité du féminisme. La rubrique « Journal intime et politique » reflète particulièrement le contenu de la revue : dans chaque numéro, une femme de l’équipe écrit une chronique sous forme de journal intime en reliant son quotidien à l’actualité politique. Ce format fait également écho à l’un des slogans les plus emblématiques du mouvement de libération des femmes : « Le privé est politique ». Ainsi, les thèmes que l’on retrouve dans le journal s’inscrivent en partie dans ceux des revendications portées par le Mouvement de Libération des Femmes : avortement, contraception, corps féminin… Malgré tout, l’équipe d’Histoires d’Elles ne souhaite pas axer la publication sur une quelconque théorie féministe et ne se réclame donc d’aucun courant du MLF. Ainsi, au cœur de la décennie féministe des années 1970 et ses nombreuses publications militantes, l’identité d’Histoires d’Elles réside dans son originalité et son hybridité, qui rendent le journal inclassable. L’équipe d’Histoires d’Elles s’écarte des codes classiques du magazine, mais aussi de ceux du journal, ou encore des feuilles militantes, pour proposer une publication novatrice autant par la forme et par le fond.

D’abord projet d’hebdomadaire, les permanentes sont contraintes de faire d’Histoires d’Elles un mensuel. En effet, l’équipe du journal décide de s’auto-financer pour jouir d’une indépendance aussi complète que possible. Le n°0 indique que le groupe a besoin d’un million de francs pour couvrir les frais de départ ; dès le n°1, les femmes de l’équipe annoncent que les deux cent abonnements qui ont fait suite à la publication du n°0 n’ont pas suffi à récolter la somme nécessaire. Les permanentes d’Histoires d’Elles ne seront jamais rémunérées pour leur travail. Les trois sources de revenus du journal que sont les abonnements, les ventes, et les souscriptions, sont parfois juste assez pour permettre de poursuivre la publication. L’équipe parvient toutefois à faire diffuser le journal par les NMPP (Nouvelles Messageries de la Presse Parisienne), chose rare pour un journal militant. On le retrouve donc dans les kiosques, mais aussi vendu à la sortie des lycées par l’équipe et par les lectrices les plus investies. Comme la plupart des journaux de presse alternative, Histoires d’Elles connaît des difficultés de vente tout au long de sa publication. Pourtant, pour se faire connaître, l’équipe investit dans des publicités destinées à paraître dans tous types de journaux, magazines et revues, militants ou non. L’investissement des lectrices reste précieux pour Histoires d’Elles. Elles contribuent matériellement au financement de la revue, participent à son écriture et fournissent une partie du contenu militant en renseignant l’équipe sur l’actualité locale du féminisme. Ni totalement professionnel, ni totalement militant, Histoires d’Elles est un journal dont l’hybridité est permise par sa grande autonomie. Malgré cet idéal d’indépendance, l’argent récolté ne suffit pas à maintenir un tirage aussi conséquent que celui du n°0 ; les premiers numéros sont imprimés à vingt mille exemplaires, puis ce chiffre décroît progressivement. L’hybridité d’Histoires d’Elles réside également dans sa forme qui emprunte à la fois au journal, à la revue, et au magazine. Après le départ de Pascaline Cuvelier, ce sont Dominique Doan et Luce Pénot, graphistes de formation, qui prennent en charge la maquette à partir du numéro 1. L’esthétique d’Histoires d’Elles évolue ainsi au gré de la publication, tout comme les positionnements du journal et les thématiques qui y sont abordées.

Au début des années 1980, Histoires d’Elles connaît des difficultés financières sans précédent, déterminantes parmi les motifs de l’arrêt de la parution ; celle-ci aura duré trois ans. La fin de la publication est également liée à des dissensions internes, qui poussent plusieurs permanentes à quitter l’équipe dès le n°18 et à continuer leur collaboration avec d’autres projets. Le journal tombe ensuite dans un oubli relatif, mais fait l’objet d’un regain d’intérêt lié au mouvement #MeToo et au désir de ses anciennes contributrices de raconter leur histoire, mais aussi aux chercheur.se.s qui s’intéressent à la publication dans le cadre de la plateforme FemEnRev, du projet de recherches de l’université de Caen financé par la Région Normandie, EQELLES, auquel s’adossent plusieurs mémoires de recherche[1]. Ainsi, depuis 2023, il est possible de découvrir Histoires d’Elles dans son intégralité sur la plateforme FemEnRev.

[1] Jeanne LALIOUSE, « « Un journal à soi. » Une expérience journalistique féministe et féminine : Histoires d’Elles (1977-1980) et sa contribution au mouvement des femmes. » mémoire de master 2 en histoire contemporaine à l’Université de Caen, dirigé par Anna Trespeuch-Berthelot (MCF en Histoire contemporaine à l’Université de Caen et membre du projet EQELLES), 2023. Léa GUILLET, « Une voix dans la presse féministe des années 1970…L’internationalisation des luttes et des terrains d’enquête », mémoire de master 1 en histoire contemporaine, master MEEF, Université de Strasbourg, INSPE, sous la direction de Nicolas Bourguinat, septembre 2024.