Entretien avec Sébastien Pignon, à propos de ses dessins pour la réédition de On tue les petites filles de Leïla Sebbar.

Cet entretien a été réalisé par Clara Besnouin dans un café à Paris le 29 août 2024.

Clara Besnouin : Vous collaborez beaucoup avec Leïla Sebbar, comment se passe votre collaboration ? Est-ce que c’est elle qui vous donne une image et vous l’interprétez, ou est-ce que c’est un échange entre vous ?

Sébastien Pignon : Non, c’est plutôt une proposition d’images (photos, cartes postales, portraits), après moi je choisis celles qui m’intéressent, c’est très simple. Cela peut être parfois à l’occasion  d’un voyage où je peux faire des dessins ou autre. Dernièrement il y avait quelque chose sur la Corse où j’ai fait des pastels, des encres, d’après des paysages, des images […] et cela lui a plu (cf : Jean-pierre Castellani, Leïla Sebbar, Une enfance corse, Bleu Autour, Paris, 2020).

CB : Donc cela peut à la fois être des choses que vous produisez et dont elle se ressert et puis…

SP : Voilà, par exemple, dans Chute, un travail de gravure sur les toilettes des hôtels des palaces parisiens. C’est tout un travail, toute une série comme une promenade à travers toutes les toilettes des palaces. C’était des gravures, comme un guide et elle l’a repris pour un chapitre, pour une série. Voilà, ça c’est un des exemples. Ou des Mariannes, enfin ce qu’elle a appelé, elle, des Mariannes. En fait j’avais fait des nues, des femmes au burin,[…] C’était un résultat intéressant parce que…

CB : Et donc cela a été réutilisé aussi ?

SP : Certaines ont été choisies et elle les appelait, elle les avait rebaptisées, elle les appelait les Mariannes. Elle avait vu une sorte de coiffe qui était comme un bonnet phrygien.

CB : Et du coup, pour On tue les petites filles, vous avez fait les dessins spécialement pour l’ouvrage ?

SP : Oui, c’était une commande. […]Au départ, les dessins ne sont pas faits pour être illustrés par une interview. Les dessins sont faits pour être vus et pour que chacun se fasse son idée. Après, qu’est-ce que je peux dire dans cette interview ? Pas grand-chose de plus que cela… Mais ce sera toujours mon interprétation. Pourquoi je l’ai fait comme ça. Tout l’enjeu de ce sujet, c’était d’éviter les pièges types de la représentation de ce qu’est la pédophilie, l’inceste…C’est vraiment une représentation, disons, figurative, qui rappelle vraiment un cauchemar… Alors justement, le choix que j’ai fait de représenter d’une façon très classique,

SP : un espace avec un premier plan, un deuxième plan, et puis on dirait un troisième plan, parce qu’il y a un rivage, oui. C’est plutôt la pleine lune, parce que l’idée c’était une vision nocturne. Pour le dessin… comme il n’y a pas d’indication d’heure, à part l’ombre, parce qu’il y a une ombre quand même. Souvent il y a une ombre qui est projetée, cela peut être l’ombre de la pleine lune. […] Puis, une représentation frontale avec un premier plan, un deuxième plan, le troisième plan étant le ciel. L’horizon de la mer étant en même temps l’horizon du paysage, les espaces de villas au bord de la mer, avec une descente sur la mer, on peut penser à un rivage comme ça, de Méditerranée.
Donc de dire aussi que ces espaces qui peuvent être vus comme idylliques et paradisiaques peuvent enfermer tout autant de drames qu’un paysage de cité, avec des bâtiments laids, qui sont censés stocker des familles. Là, ce n’est pas cela. Là, c’est vraiment un espace très ouvert, avec la main comme posée sur une plage, sur une crique. Donc un lieu de rêve.
Et là, quand je dis rêve, c’est l’idée du sommeil. Le sommeil était là, justement représenté par cette main qui est au repos, qui est comme la main, dans sa représentation, dans son modèle, comme la main d’un géant. Le géant qui est symbolisé ici par l’homme, donc le père, l’homme, c’est une main d’homme plutôt, ou du père, ou du beau-père, ou de l’ami… Il y a un peu tous les types qui sont représentés à travers cette image.
Alors, la figure qui sautille, qui marche sur les mains c’est l’enfant. C’est un peu cette idée que, là on entre vraiment dans la psychologie de l’histoire, cette narration qui semble comme ça très simple, mais qui en fait renferme toute cette problématique, d’où justement le côté subtil de la représentation, pour dire quelque chose de complexe.
Donc c’est le rapport de l’espoir, déjà dans l’acte lui-même, qui remet en question toute la question de la confiance. Si le modèle père ou de l’adulte est l’autorité, donc la mise en confiance au départ de vie est complètement… détruite, comment l’enfant peut faire pour se sortir de cette situation d’impasse ? Et comment il peut inventer, ou pas, enfin inventer c’est un grand mot pour lui, l’idée de confiance ? L’idée de confiance sur l’autre, sur l’extérieur.
Voilà, ça c’est d’abord aussi l’histoire du sommeil, c’est-à-dire de ce moment de repos, de répit pendant le sommeil du monstre, parce que l’idée de cette image c’est le rapport au conte. C’est comme ça que je voulais expliquer cette image, c’est aussi par référence au conte. Donc toute cette tension sur le sommeil… Et la terreur nous réveille.

CB : […] Il y a des endroits où il y a plusieurs enfants aussi ?

SP : Oui, ça c’est l’idée de se demander comment on fait pour communiquer. Souvent on ne communique pas, donc c’est un secret. C’est toujours l’histoire du, c’est peut être un cliché, je ne sais pas, mais je crois que dans les récits, c’est toujours « ça va être notre secret, ce sera notre secret ». J’ai toujours cette phrase qui revient, c’était tous les scénarios de tous les téléfilms qui se veulent un peu pédagogiques, qui représentent ce moment […]. De l’adulte qui parle à l’enfant, comme s’ils étaient d’égal à l’égal.

CB : C’est une manière de protéger l’agresseur et de…

SP : Oui, c’est ça. Et puis de culpabiliser l’enfant sur le secret, l’idée du secret, que c’est « notre secret ». Alors est-ce que les autres, parfois l’enfant se dit, est-ce que celui-là aussi a ce secret, et celui-là, est-ce qu’il a aussi ce secret ? Comment on fait pour communiquer entre ces deux figures, ces deux personnes ? Et si lui se confie, comment cela va être pris ?

CB : Et on les voit, ils sont tournés vers l’horizon…

SP : Tourné vers l’horizon. Alors, qu’il y a dans cette ville-là ? Est-ce que dans cette ville-là, chez les voisins, […] est-ce qu’on se confie aux voisins ? Est-ce que les voisins vivent la même chose que nous ? Est-ce que c’est normal ?Toujours la question de « est-ce que c’est normal ? Est-ce que je suis le seul à vivre ça ? » Ou alors… Tout le monde a été abusé, tout le monde est abusé dans son enfance. Maintenant, c’est un peu la tendance.

SP : Après, je reviendrai sur cela, sur l’idée de la mémoire, c’est-à-dire la destruction de la mémoire ou la reconstruction de la mémoire ou l’invention de la mémoire, l’invention du souvenir, ou dans quelle mesure mon souvenir est réel, dans quelle mesure mon souvenir est faux. Ou m’a été dit comme faux alors qu’il est vrai, etc. Il y a cette idée aussi dans le sommeil, du rêve. Du rêve et de l’adulte qui a… Il y a eu des cas aussi, où l’adulte essayait de comprendre tel ou tel problème psychologique ou d’angoisse, et qui finalement découvrait que c’était en rapport avec un abus sexuel.

CB : C’est la question de la mémoire traumatique. […]

SP : Je faisais référence à la victime elle-même. C’est-à-dire la victime elle-même dans sa culpabilité. Elle ne sait pas que c’est réel dans sa culpabilité. Ce qu’elle veut, c’est sortir de cet enfermement. Et la seule issue […] elle est intime, personnelle. Personne ne peut, puisque l’agresseur souvent n’est pas… Ou n’est pas là, ou n’est pas en communication avec la victime. Ou alors il est dans le déni, ou alors il ne veut pas en parler… cela peut être un frère, cela peut être une sœur, cela peut être un frère avec un frère, il y a plein de cas. On ne peut pas seulement être un adulte âgé, ce qu’on dit : une personne âgé avec un enfant, cela peut être… un ado de 15 ans, 16 ans, avec un enfant de 8 ans. Alors, pour la découverte de l’aventure de la guérison, de l’aventure de la connaissance, je ne sais pas : de l’épanouissement et de l’évolution de chacun. Et je disais tout à l’heure, maintenant, avec tous ces témoignages, on a l’impression que tout le monde a cette histoire incroyable, a cette histoire horrible, on a cette histoire terrible en soi. On n’a pas besoin d’avoir une histoire comme ça pour être angoissé, pour être habité par les démons, faire des cauchemars, etc. C’est pas… Mais alors, imaginons un cas où, en plus… on a été victime réellement.

CB : Quand on voit les différentes postures…

SP : Le sommeil, l’interprétation des rêves aussi, comment se sortir de cette réalité, parce que souvent le problème, c’est cela, le souvenir devient comme une sorte de fantasme où on reconstitue une réalité qu’on ne peut plus savoir à quel point elle est vraie ou fausse, ou à quel point elle n’est pas fausse, ou à quel point elle est fausse, etc.

SP : Donc, ce travail… Il n’y a que soi-même qui peut le faire. Personne d’autre ne peut, à part un psychiatre ou un psychologue, mais qui fera toujours une interprétation dans une ligne, elle aussi, assez personnelle qui ne sera pas forcément votre ressenti.

CB : Vous vous êtes concentré sur le parcours individuel de cet enfant, tourné vers la guérison ?

SP : Voilà, alors après il y a des éléments qui sont… Pour la main, l’idée de la main… La main c’est vraiment l’objet de l’agresseur. L’agression souvent, ça démarre avec la main. C’est vraiment le premier outil. Bon, après c’est l’interprétation aussi de cette idée de : tiens c’est des jolies mains, ah bien ces mains… les doigts sont gracieux, est-ce qu’on peut se fier à cet élément esthétique ? C’est des mains de ceci, des mains de cela. On dit souvent de quelqu’un : tiens il a des mains de travailleur, il a des mains qui sont… Celles de quelqu’un qui n’a jamais travaillé. Des mains manucurées, des mains très soignées… La main c’est aussi un symbole social et esthétique très important. C’est un signe extérieur, on peut difficilement cacher ses mains. Les gens qui cachent tout le temps leurs mains, c’est suspect. Tiens, qu’est-ce qui se passe ? Il est complexé, mais pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ? Il cache ses mains sous la table. L’application de bonne tenue à table où il ne faut pas mettre ses mains sur la table. Peut-être que ça vient du fait de cacher quelque chose, une arme…

CB : La présence de mains sur un tableau, c’était aussi un signe de richesse de…

SP : Oui, après il y a la représentation des mains dans l’art, c’est toujours un dialogue, c’est le rapport à la communication aussi les mains. C’est le signe, c’est là, c’est là-haut, c’est comme cela, là, les mains qui se croisent, etc. C’est tout. Les mains croisées, les mains… Voilà, la position. Alors celle-là, c’est le sommeil, la mort. Cela peut être la mort aussi. Il peut avoir été tué. On peut développer, chacun verra… s’il veut voir l’agresseur mort, il n’y a pas de problème. Il a été tué, bon moi je l’ai plutôt fait dans l’idée du repos. Le repos de l’un fait le repos de l’autre. Le repos de l’agresseur qui dort, le repos parce qu’il dort, et l’inquiétude aussi du réveil. Alors, est-ce qu’il a pris des somnifères ? Là, je plaisante. Je n’ai pas fait cette spéculation.

CB : Moi j’y vois une opportunité. Typiquement, sur celui-là (cf : illustration à côté), j’imagine que l’agresseur dort ou a été sonné ou je ne sais pas…

SP : Là, les fruits, le citron, c’est vraiment le symbole avec les feuilles, vous voyez, c’est le symbole un peu de la fraîcheur, de la branche de citron qui vient d’être cassée. C’est aussi le symbole du quotidien, la nourriture. C’est pareil. À quel rythme ? À chaque fois, c’est toujours la question qui se pose. À quel rythme il a violé cet enfant ? C’est quoi, c’est tout les jours ? Il y a une histoire qui m’avait frappé avec Michael Jackson, le témoignage d’un enfant qui était hébergé dans la résidence. Les parents n’étaient pas loin, c’était tellement grand. Il y avait un pavillon avec les parents, puis lui partait avec les enfants. La chose qui m’avait frappé, c’était la fréquence avec laquelle Michael violait ces enfants, il les avait dans la salle des jeux, ensuite il les avait dans la salle de billard, après c’était la chambre, après c’était la pièce, après… c’était délirant. Donc c’est cela, c’est la fréquence, les rites, je pense que ça a un rapport au quotidien, c’est ce qui est important.

CB : Il y a une évolution dans…

SP : Oui, il y a une variation après c’est toujours la branche, la branche cassée c’est aussi la symbolique comme dans le tableau de Greuze qui s’appelle la Cruche cassée. C’est une jeune fille qui tient une cruche cassée. C’est le symbole de cette perte de virginité. C’est un autre point, très important de cette branche cassée sur l’arbre fruitier.

CB : […] Sur ce dessin […], on a l’impression qu’il va s’enfuir, il a une dynamique un peu… J’avais pensé à la fugue, et ça rentre dans ce que vous disiez tout à l’heure aussi, c’est-à-dire quand l’agresseur est au repos. Ça peut aussi être l’opportunité de se sauver.

SP : Oui, de se sauver, bien sûr. Oui, tout à fait. Mais la difficulté de se sauver, c’est d’être encore sur la main.

CB : Et que la main peut se refermer ?

SP : Non, ce n’est même pas ça, c’est plutôt l’idée de l’emprise, c’est-à-dire qu’on n’a même rien à faire, la main n’a rien à faire, parce que de toute façon, cet enfant est sous emprise et aime son père, donc il n’arrivera pas à partir. C’est tout.
Donc il n’y a même pas d’échappée possible, il reste sur la main d’ailleurs. […]

CB : […] Pourquoi est-ce que vous avez choisi d’utiliser la plume et l’encre de chine ?

SP : Ah, parce que pour moi, c’était évident que c’était beaucoup plus intéressant de le représenter le plus sobrement possible, que ce soit vraiment du dessin. Aujourd’hui on appelle dessins des choses qui n’ont plus rien à voir avec le dessin. Qui sont des aplats de couleurs avec une délimitation plus ou moins précise, ou faites à la tablette ou à la main, mais qui sont des formes que j’apparenterais plus au collage, au découpage […]. Le dessin, c’est une ligne qui circule, tout simplement, sur une page. D’autant que là, en plus, le sujet […]c’est la main. […] Le dessin, c’est aussi toujours le dessin des enfants, […]de ce qui apparaît dans le dessin des enfants sur leur réalité intime.

SP : C’est le rapport avec le dessin d’un enfant qui apparaît avec une réalité intime, qui se perd plus l’adulte grandit, qui se perd dans des élucubrations esthétiques qui le font s’éloigner de plus en plus de sa nature, de ce qu’il peut exprimer. On ne voit plus rien, même derrière, si on cherche à voir ce qu’il y aurait derrière. On n’arrive même plus à le voir, de toute façon il ne dit plus rien de lui-même. Il ne fait qu’obéir à des dictats d’une époque, d’une période, d’une mode, et surtout des modes de représentation. […] Et c’est encore les lieux d’expression qui peuvent permettre aux dessinateurs ou à l’artiste de s’exprimer à travers une représentation qui est très codifiée. Je peux encore déceler le passage intime, le personnel qui n’est pas dit au premier degré. Autrement, là je vous parlais plus d’une représentation dans l’art contemporain, souvent on dit c’est un dessin, mais en fait ce n’est plus un dessin, au-delà du… du caractère qui veut à tout prix effacer toute forme d’affect ou de propos personnels qui transparaîtraient malgré l’artiste.

Photo de Sébastien Pignon. © Bleu Autour.

Sébastien est graveur, peintre, dessinateur, photographe… Il « travaille sans aucun maître, à part, dans l’enfance, son grand-père Edouard Pignon ». Après des études à l’ Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris (1988-1990), il obtient le Grand Prix de Rome et séjourne un an à la Villa Medicis (2005-2006). Il publie ses oeuvres dans de nombreux ouvrages, notamment aux éditions Bleu Autour et Al Manar,  Récemment il publie Chute, un livre d’art préfacé par Éric Vuillard, avec un texte inédit de Robert Linhart et un texte final de l’artiste Mauro Ciccia.

Retrouvez ses oeuvres sur le site internet de Sébastien Pignon

La série de dessins ci-dessus a été réalisée dans le cadre de la réédition de On tue les petites filles de Leïla Sebbar. Cliquez pour les agrandir.

Activité pédagogique : comment utiliser ces dessins auprès de vos étudiant.e.s ?

Les inviter à répondre à ces questions :

Quelle est l’impression que vous font ces dessins ? (Est-ce angoissant ? Apaisant ?)

À quel univers ces dessins vous font-ils penser ? (L’univers des contes et l’usage de ceux-ci, notamment dans la mise en garde des enfants)
Comment le dessin est-il construit ? (La présence du rivage, de(s) enfant(s) et de leurs postures, vont-ils s’enfuirent ? Où sont-ils ?)
À qui cette main peut-elle appartenir ? (Interroger sur la figure de l’ogre, du monstre et le ramener aux proches, de qui peuvent-ils se sentir menacés ?)
À votre avis, comment les personnages se sentent-ils ? (Montrer de l’empathie avec les figures, que peuvent-ils faire ?)
Qui habite sur les rivages ? (Dans quel endroit se passe cette scène ? Est-ce possible pour la figure de venir parler à ces personnes ?)
Pourquoi le personnage ne part-il pas ?